13/01/2010
XLI. Tout entière
Le Démon, dans ma chambre haute,
Ce matin est venu me voir,
Et, tâchant à me prendre en faute,
Me dit : " Je voudrais bien savoir,
Parmi toutes les belles choses
Dont est fait son enchantement,
Parmi les objets noirs ou roses
Qui composent son corps charmant,
Quel est le plus doux. " - Ô mon âme !
Tu répondis à l'Abhorré :
" Puisqu'en Elle tout est dictame,
Rien ne peut être préféré.
Lorsque tout me ravit, j'ignore
Si quelque chose me séduit.
Elle éblouit comme l'Aurore
Et console comme la Nuit ;
Et l'harmonie est trop exquise,
Qui gouverne tout son beau corps,
Pour que l'impuissante analyse
En note les nombreux accords.
Ô métamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un !
Son haleine fait la musique,
Comme sa voix fait le parfum ! "
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal
09:30 Publié dans Essentiel | Commentaires (0)
12/01/2010
Dernière vague
En ce mois de janvier, la musique et le cinéma s’endeuillent jour après jour. Après Lhasa et Mano Solo qui rejoignent Bashung, c’est Eric Rohmer qui tire sa révérence. Parce qu’Irène aurait sans doute pris sa plume pour conter ce réalisateur qu’elle affectionnait, je le fais par héritage. Même si mes souvenirs de visionnages sont un peu lointains, je me suis laissée aller aux réminiscences de Ma nuit chez Maud, L'ami de mon amie, La femme de l'aviateur, et les contes des 4 saisons... Deux articles très étoffés m’ont permis d'écrire ce post, celui de Alexandre Prouvèze pour Evene.fr et l’autre de Jacques Mandelbaum pour Le Monde.
***
C'est dans le tumulte créatif de la Nouvelle Vague qu'émerge, à la fin des années 1950, l'élégante figure d'Eric Rohmer. Mais à côté du génie turbulent d'un Godard, des coups d'éclat d'un Truffaut, Rohmer préfère les demi-teintes, jouant l'épure, le raffinement sobre, la transparence et le dépouillement de la mise en scène, servie par des acteurs confirmés (Jean-Claude Brialy, André Dussollier), mais plus souvent débutants (Fabrice Luchini, Pascal Greggory). "Je ne dis pas, je montre", revendiquait-il. La tenue des dialogues, l'attention portée aux lieux, à la nature, son étude aiguë de l'instabilité des passions humaines, conspirent ici à l'élaboration d'un style unique qui porte l'aveuglement sentimental, la sophistique du désir comme le miracle de la vraie rencontre à leur plus haut degré d'incertitude et de charme. Les corps à l'image disent en silence la multiplicité contradictoire des désirs, ce après quoi la parole court infiniment. La temporalité très particulière de ses films permet d'entrevoir dans ce qu'ils ont de plus réel, cru, sans artifice flatteur.
Plutôt qu'avant-gardiste, Rohmer est un moderne qui refuse de jeter les classiques avec l'eau du bain, surfant sur l'océan culturel du passé. Par le cinéma, cet ancien prof de lettres fera office de passeur, parce que la "conservation du passé garantit la possibilité de l'art moderne". Organisant de bout en bout son oeuvre en cycles, Rohmer reconnaît d'ailleurs procéder à la manière d'un romancier, ou d'un nouvelliste, inscrivant presque systématiquement chacun de ses films au sein d'un plus large recueil. Par les variations que la série autorise autour d'un même thème, c’est une démarche d'auteur qui permet au spectateur de déceler la pérennité dans le changement, et vice versa.
Ainsi, aux 'Contes moraux' des années 1960 (parmi lesquels 'Ma nuit chez Maud' ou 'L'Amour l'après-midi') succèdent 'Comédies et proverbes' ('Pauline à la plage', 'Le Rayon vert'...), inspirés de citations de Musset, La Fontaine ou Rimbaud. Suivront les 'Contes des quatre saisons' au cours des années 1990, et un ensemble de 'Drames historiques' que clôt son dernier film, 'Les Amours d'Astrée et Céladon' (d'après Honoré d'Urfé), en 2007.
Scrutateur des passions de l'âme, de leur exaltation à leurs évanouissements inattendus, le cinéaste nous laisse ses films comme autant de précieuses variations sur la quête d'un bonheur qui se cherche hors des convenances et ne se trouve jamais où on l'attend, le tout avec un humour délicat et une classe folle.
Au fond, Eric Rohmer, c'est ainsi une invitation à se laisser prendre par le rythme objectif de ce que la caméra enregistre... une contemplation brute et directe du monde, la jouissance effrénée de la liberté ainsi conquise. Dans ce cinéma de la prose, parfois bavard, la poésie fait alors irruption d'elle-même, naturellement. Il n'y a qu'à voir. Cette prolifique carrière apparaît alors comme le fruit d'un curieux mélange entre deux principes antagonistes : la sagesse et la folie. J'ai envie de revoir ces films qui ont accompagné mon adolescence.
14:32 Publié dans Dans tous les sens | Commentaires (3) | Tags : eric rohmer, nouvelle vague
Porcelaine
A 37 ans, Lhasa s’en est allée et a repris sa route, celle d’une nomade qui a traversé son enfance le nez au carreau d’un bus à travers les Etats-Unis et le Mexique, avant de s’installer au Canada et de poser temporairement ses valises en France. C’est ce monde, loin de la culture conventionnelle, qui lui a donné cette identité unique. Je me souviens de son concert au Grand Rex en 2004, pieds nus dans une robe noire singulière, habitant la scène jusque dans ses moindres recoins sans avoir besoin de forcer le geste ni la voix, nous transportant sans que la moindre résistance ne se manifeste, oscillant entre l’univers euphorique d’un périple tzigane à la Bregovic, la marche aride et inquiétante dans un désert où plane l’ombre de Alejandro Inarittu ou encore l’errance décalée et sensuelle d’un David Lynch dont elle possède la même poésie, tour à tour noire et lumineuse.
Lhasa offrait un voyage immobile et véhiculait l’émotion dans sa voix. Il fallait être là pour ressentir ce timbre singulier, grave et profond, feutré et puissant à la fois, toujours à la rupture, comme le vent chaud du désert qui balaye les cactus épineux. Il fallait être là pour vivre sa façon unique de communiquer avec le public, une communion quasi hypnotique qui nous offrait à vagabonder dans les tréfonds de son cœur sans aucune pudeur mais avec une classe exemplaire. Elle osait et avait le désir profond de ne jamais faire ce que l’on attendait d’elle, d’être elle, tout simplement.
Des textes sans détours parlant de ses expériences intérieures, « vécues entre route, doute et déroute ». Des amours laissées en souffrances, des impasses récurrentes, des voyages impossibles, des déracinements insurmontables, des crises d’identité, comme si la vie était une expérience traumatisante autant qu’une interrogation bouleversante. Un voyage intérieur, musical et linguistique où s’entremêlent l’anglais, l’espagnol et le français dans une symphonie plaintive d’instruments sans frontière (violoncelle, trompette, percussions, marimba...).
En 1997, le monde entier la découvre avec son magnifique album La Llorona dont elle dira qu’il est son disque ‘punk’, celui de la jeunesse. En 2003, elle délivre The Living Road, vénéneux et passionné, et enfin, tout dernièrement, Lhasa, plus sombre et solitaire, se dressant comme un mur de pierre autour de la chanteuse, un enclos sombre et dépouillé, où l’épure et la nudité sont « finalement le plus court chemin entre l’expression et l’émotion » disait-elle.
Lhasa est un paysage mouvant qui invite à la contemplation, la lueur d’un crépuscule qui donne aux paysages un reflet si particulier, un nuage enveloppant, une poussière vagabonde, un feu sacré… un manège qui ne finira jamais de tourner.
"J’écris des chansons pour m’aider à avancer. Elles sont mes étoiles. Elles me guident dans la nuit"
13:06 Publié dans Les oreilles | Commentaires (0) | Tags : lhasa, llorona, the living road