13/01/2010

La volonté est la personnalité de l’homme

Itgaber.pngITGABER, LE TRIOMPHE SUR SOI - Un film documentaire de Eyal Sivan (1993)

Yeshayahou Leibowitz (1903-1994) est un neurophysiologiste et philosophe considéré comme l'un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne. Maître à penser du mouvement des soldats israéliens qui s’opposent au service militaire dans les Territoires Occupés, il développe avec provocation ses positions vis-à-vis de la loi et de l’autorité en général, et vis-à-vis de l’État et du pouvoir en particulier. Dans un langage accessible à tous, il se livre dans cet entretien à une réflexion critique sur ce qui fait l’Homme : sa volonté, sa liberté, ce qu’il choisit, ce qui s’impose à lui, et comment en “triomphant de soi”, il dépasse la pesanteur de ce monde. "Qu’on se réclame de la pensée de Leibowitz ou qu’on lui voue une haine farouche, ce film instruit et secoue. Des qualités rares par les temps qui courent" (Télérama). Ci-dessous un court extrait de cet entretien fleuve...

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Entre ce que l’homme sait et connaît et ce qu’il veut, il n’y a rien de commun. Ce qui fonde sa volonté ne dépend aucunement des connaissances qu’il a ou pourrait acquérir. La connaissance en soi n’implique aucune obligation (non pas morale mais objective, c’est-à-dire la nécessité). La volonté humaine est totalement autonome et c’est pour cette raison qu’on ne peut pas l’influencer. Par contre, si quelqu’un a la volonté de faire quelque chose, on peut l’aider à réaliser ce qu’il veut. Donc, la personnalité de l’homme, c’est sa volonté. Parce qu’il veut telle ou telle chose, il est unique.

L’historiologie et la tradition religieuse nous enseignent que la révélation divine n’a pas réussi. Autrement dit, si le choix de valeurs ne vient pas de l’homme lui-même, il ne viendra pas d’ailleurs, même pas du ciel. Soit on a en soi la volonté de s’en sortir soit il n’y a pas d’issue. Cette volonté est la seule chose pour l’homme dont il puisse être certain ; il ne peut pas faire ce qu’il ne veut pas. Aucune nécessité ne s’impose à l’homme en tant que personne humaine. Pourquoi va-t-il, dans une situation donnée, faire une chose plutôt qu’une autre ? Parce qu’il ne veut pas la faire et non parce qu’il doit la faire. Il a la force de sa volonté et peut tout apprendre à partir du moment où il le veut. Lorsque la volonté n’est plus, il vit sans avoir la force de vivre.

Tout programme politique résulte de ce que l’homme veut qu’il soit ; et il veut qu’il en soit ainsi car il y voit une valeur. C’est pourquoi aucun programme politique ne peut faire l’objet d’une rationalisation ; cette rationalisation ne peut concerner que les moyens, ceux qui permettront de réaliser ce que l’homme considère comme étant une valeur. Et sa vie prend un sens au regard de ces valeurs. C’est la différence avec la science dont les conclusions s’imposent à l’homme et c’est ce en quoi elle est universelle et commune à ceux qui la comprennent. On ne peut pas ne pas savoir ce qu’on sait. C’est pour ça qu’elle n’a pas de valeurs car il n’intervient ni choix, ni volonté. Tout homme qui la comprend, l’accepte.

Quelle liberté le citoyen a-t-il dans l’état ?

Leibowich.jpgEtre citoyen, c’est ne pas être libre, c’est dépendre d’un pouvoir. Les hommes ne peuvent pas vivre en groupe sans accepter qu’un certain pouvoir s’exerce sur eux au nom de la société. L’état est donc une nécessité mais non une valeur.

La liberté n’existe que pour Robinson sur son île. Dès que deux hommes sont face à face, ils ne sont plus libres. De gré ou de force, chacun tient compte de l’autre et c’est déjà ne plus être libre. Nous acceptons cette dépendance parce que sans elle nous ne pourrions pas vivre en société. Aussi, puisque nous ne vivons pas sur une île déserte, chaque homme doit surmonter, triompher de quelque chose, entre autre de cette dépendance à l’autre mais aussi triompher de soi-même, de ses pulsions et penchants naturels. Alors que Robinson n’a pas besoin de contrôler et c’est là sa liberté. Nous renonçons donc à la liberté en toute connaissance de cause. Spinoza définit l’homme libre comme celui qui agit en fonction des nécessités de sa nature et non des nécessités qui s’imposeraient à lui de l’extérieur. Mais dans cette interprétation, cela signifie que l’homme est entièrement soumis à sa nature.

Celui qui peut triompher de soi est un homme libre car il s’est libéré de toute dépendance de la nature et de la réalité matérielle. Tout ce qui constitue un progrès de l’homme, vise à triompher de la nature. La civilisation n’est-elle pas faite des victoires de l’homme sur la nature ? Que vise tout état de droit sinon de maîtriser la nature humaine ? Mais l’homme ne veut pas être soumis…

XLI. Tout entière

Le Démon, dans ma chambre haute,
Ce matin est venu me voir,
Et, tâchant à me prendre en faute,
Me dit : " Je voudrais bien savoir,
Décolleté dos B&W.jpgParmi toutes les belles choses
Dont est fait son enchantement,
Parmi les objets noirs ou roses
Qui composent son corps charmant,

Quel est le plus doux. " - Ô mon âme !
Tu répondis à l'Abhorré :
" Puisqu'en Elle tout est dictame,
Rien ne peut être préféré.

Lorsque tout me ravit, j'ignore
Si quelque chose me séduit.
Elle éblouit comme l'Aurore
Et console comme la Nuit ;

Et l'harmonie est trop exquise,
Qui gouverne tout son beau corps,
Pour que l'impuissante analyse
En note les nombreux accords.

Ô métamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un !
Son haleine fait la musique,
Comme sa voix fait le parfum ! "

 

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal

09:30 Publié dans Essentiel | Commentaires (0)

12/01/2010

Dernière vague

En ce mois de janvier, la musique et le cinéma s’endeuillent jour après jour. Après Lhasa et Mano Solo qui rejoignent Bashung, c’est Eric Rohmer qui tire sa révérence. Parce qu’Irène aurait sans doute pris sa plume pour conter ce réalisateur qu’elle affectionnait, je le fais par héritage. Même si mes souvenirs de visionnages sont un peu lointains, je me suis laissée aller aux réminiscences de Ma nuit chez Maud, L'ami de mon amie, La femme de l'aviateur, et les contes des 4 saisons... Deux articles très étoffés m’ont permis d'écrire ce post, celui de Alexandre Prouvèze pour Evene.fr et l’autre de Jacques Mandelbaum pour Le Monde.

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C'est dans le tumulte créatif de la Nouvelle Vague qu'émerge, à la fin des années 1950, l'élégante figure d'Eric Rohmer. Mais à côté du génie turbulent d'un Godard, des coups d'éclat d'un Truffaut, Rohmer préfère les demi-teintes, jouant l'épure, le raffinement sobre, la transparence et le dépouillement de la mise en scène, servie par des acteurs confirmés (Jean-Claude Brialy, André Dussollier), mais plus souvent débutants (Fabrice Luchini, Pascal Greggory). "Je ne dis pas, je montre", revendiquait-il. La tenue des dialogues, l'attention portée aux lieux, à la nature, son étude aiguë de l'instabilité des passions humaines, conspirent ici à l'élaboration d'un style unique qui porte l'aveuglement sentimental, la sophistique du désir comme le miracle de la vraie rencontre à leur plus haut degré d'incertitude et de charme. Les corps à l'image disent en silence la multiplicité contradictoire des désirs, ce après quoi la parole court infiniment. La temporalité très particulière de ses films permet d'entrevoir dans ce qu'ils ont de plus réel, cru, sans artifice flatteur.

rohmer.jpgPlutôt qu'avant-gardiste, Rohmer est un moderne qui refuse de jeter les classiques avec l'eau du bain, surfant sur l'océan culturel du passé. Par le cinéma, cet ancien prof de lettres fera office de passeur, parce que la "conservation du passé garantit la possibilité de l'art moderne". Organisant de bout en bout son oeuvre en cycles, Rohmer reconnaît d'ailleurs procéder à la manière d'un romancier, ou d'un nouvelliste, inscrivant presque systématiquement chacun de ses films au sein d'un plus large recueil. Par les variations que la série autorise autour d'un même thème, c’est une démarche d'auteur qui permet au spectateur de déceler la pérennité dans le changement, et vice versa.

Ainsi, aux 'Contes moraux' des années 1960 (parmi lesquels 'Ma nuit chez Maud' ou 'L'Amour l'après-midi') succèdent 'Comédies et proverbes' ('Pauline à la plage', 'Le Rayon vert'...), inspirés de citations de Musset, La Fontaine ou Rimbaud. Suivront les 'Contes des quatre saisons' au cours des années 1990, et un ensemble de 'Drames historiques' que clôt son dernier film, 'Les Amours d'Astrée et Céladon' (d'après Honoré d'Urfé), en 2007.

rohmer5.jpgScrutateur des passions de l'âme, de leur exaltation à leurs évanouissements inattendus, le cinéaste nous laisse ses films comme autant de précieuses variations sur la quête d'un bonheur qui se cherche hors des convenances et ne se trouve jamais où on l'attend, le tout avec un humour délicat et une classe folle.

Au fond, Eric Rohmer, c'est ainsi une invitation à se laisser prendre par le rythme objectif de ce que la caméra enregistre... une contemplation brute et directe du monde, la jouissance effrénée de la liberté ainsi conquise. Dans ce cinéma de la prose, parfois bavard, la poésie fait alors irruption d'elle-même, naturellement. Il n'y a qu'à voir. Cette prolifique carrière apparaît alors comme le fruit d'un curieux mélange entre deux principes antagonistes : la sagesse et la folie. J'ai envie de revoir ces films qui ont accompagné mon adolescence.